GAKU-NO-MICHI
Presse (Français)
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LE MONDE
Mardi 11 Juillet 1978
Musique contemporaine à lla Rochelle
Jean - Claude Eloy
et la voie orientale
Jacques Lonchampt

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L'HUMANITE
Mardi 11 Juillet 1978
La ville contre la méditation
Jean-Claude Éloy propose un univers musical pas seulement sonore
Jean-Louis Martinoty

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LE MATIN DE PARIS
12 Juillet 1978
Une œuvre qui dépasse la mesure
Brigitte Massin

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LE NOUVEL OBSERVATEUR
Lundi 17 juillet 1978
MUSIQUE
Vent d'est
à
La Rochelle
Quand la musique s'enrichit d'un certain regard sur l'Orient quotidien
MAURICE FLEURET

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TELERAMA
LE MONDE DE LA
MUSIQUE
JANVIER 1979 N¾ 7
Pour Eloy salle Wagram apportez vos coussins
Anne Rey

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LE MATIN DE PARIS
13 JANVIER 1979
SALLE WAGRAM
Gaku-No-Michi
de Jean-Claude Eloy
Brigitte Massin

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LE MONDE
14 et 15 Janvier 1979
"GAKU NO MICHI"
de Jean-Claude Eloy
Jacques Lonchampt

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MIDI TV LOISIRS
1980
J.-C. ELOY
GAKU-NO-MICHI
"Les voies de la musique"
R.-A. Lacassagne

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LE MONDE
Mardi 8 Janvier 1980
"GAKU-NO-MICHI"
de Jean - Claude EIoy
Les voies de la musique
Jacques Lonchampt

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NRC HANDELSBLAD
(Pays-bas)
Mardi 21 octobre 1980
Eloy prend tous les risques
avec Gaku-No-Michi
Ernst Vermeulen

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UNO MÁS UNO
(Mexico-city)
21 Août 1981
Eloy : "La musique : un conflit entre Orient et Occident"
Patricia Cardona

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1982
10e anniversaire
FESTIVAL D'AUTOMNE À PARIS 1972-1982
JEAN-CLAUDE ELOY
Une voie de la connaissance
Jean-Pierre Léonardini

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NEUE ZEITSCHRIFT FÜR MUSIK
23 Janvier 1992
Voix solistes de moines bouddhistes
Les "Inventionen" berlinoises présentent
l'électronique d'Eloy et l'art du violon de Cage
Werner Schönsee

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LE MONDE DE LA MUSIQUE
n° 18 - Décembre 1979
Les entretiens du Monde de la Musique
JEAN-CLAUDE ELOY
TOKYO
VILLE
ORCHESTRE
Jean-Claude Eloy, compositeur
Chris Marker, cinéaste

 

GAKU-NO-MICHI
Presse (Français)
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LE MONDE
Mardi 11 Juillet 1978
MUSIQUE CONTEMPORAINE A LA ROCHELLE
Jean-Claude Eloy et la voie orientale

Après la disparition, sans doute définitive, hélas ! de Royan, La Rochelle reste le seul festival de musique d'avant-garde en France. Pourtant, les Rencontres de cette année, malgré l'ingéniosité de Claude Samuel, n'offraient pas pour l'avenir des perspectives très souriantes: le nombre des concerts s'était réduit, les premières auditions ont paru décevantes et l'on n'a pas découvert d'étoiles nouvelles. Seules, en définitive (en dehors de musique Indienne de haut niveau), les journées Jean-Claude Eloy auront marqué ces Rencontres, sans oublier que cette "valeur sûre" a quarante ans et qu'elle est reconnue depuis quinze ans.
Mais durer, se développer, marquer l'évolution de son époque est plus difficile sans doute que de révéler un talent tout neuf aux chercheurs extasiés de nouveaux génies. Et Jean-Claude Eloy est l'un des seuls compositeurs de sa génération qui s'engage avec conviction et enthousiasme dans une direction neuve (encore qu'il ait été précédé dans cette voie, quoique moins systématiquement, par des compositeurs tels que Cage, Pierre Henry ou Stockhausen), celle qu'il nomme avec un peu d'emphase l' "intercontinentalisme systématique".
Dans le beau texte, presque un manifeste, qu'il a donné au programme de La Rochelle, il écrit, entre autres: "De même selon toute probabilité, l'homme planétaire futur sera de type eurasien, diversement métissé (par un monde noir en majorité), de même la culture de cet homme et donc sa musique seront la prolongation des différentes civilisations musicales, entrecroisées à de nombreux degrés, même si cela s'exprime à travers une technologie musicale toute nouvelle". Son évolution (1) se poursuit en tout cas dans ce sens: le brillant disciple de Pierre Boulez (Etude III, Equivalences) s'est séparé de son maître, en qui il s'étonne de reconnaître aujourd'hui le "chevalier croisé des valeurs occidentales" pour chercher les Voies de la musique (traduction du titre de sa dernière œuvre Gaku-no-Michi) dans une intégration du potentiel oriental, évidente depuis Kâmakalâ (1971) et Shânti (1974), qu'on a réentendus à La Rochelle.
Présenté sous la forme d'un enregistrement, Kâmakalâ nous a paru beaucoup plus intéressant et significatif que lors des deux premières auditions à Paris - sans doute parce que cette vaste composition fondée sur un continuum sonore qui s'amplifie, sans cesse, à partir du son le plus élémentaire, est d'une unité, d'un mode de composition qui s'apparentent à ceux de la musique électronique (les ressemblances de style avec Shânti sont frappantes) - alors qu'au concert, l'attention s'éparpillait à guetter l'énorme effectif de production (trois orchestres et cinq chœurs) où chacun n'avait souvent pas grand-chose à faire.
Ecouté comme un phénomène sonore unique en pleine expansion, Kâmakalâ prend toute sa dimension mystérieuse, quasi mystique (avec son modèle tibétain) et apparaît comme la première de ces vastes tentatives d'Eloy dans un monde de mutation, de transformation de l'homme, car il abandonne ce principe du "divertissement" qui reste le "produit de marché" de la musique contemporaine et dont Eloy ne veut plus; "Car, dit-il, essayer d'entendre autrement, jusqu'à la découverte en soi de niveaux d'écoute insoupçonnés, de capacités plus larges, c'est aussi finalement aider l'être à comprendre autrement, à sentir différemment. Rejeter le pouvoir des sons sur la conscience de l'homme, ce serait aussi rejeter le pouvoir des mots, de la vision, l'élimination de la poésie."

(1) Le Monde des 28 octobre 1971, 7 mars et 8 novembre 1974.

La forme donnée à ces journées de "Carte blanche à Jean-Claude Eloy" ne correspondait pas tout à fait à cette conception musicale très intense et profonde. Pour indiquer les tenants et aboutissants de sa personnalité et présenter un programme varié, on avait réuni trop de séquences différentes, passant d'Eloy à Boulez, d'un récital de sitar à Bartok pour retrouver ensuite les Dhrupads des frères Dagar, faisant un détour par le groupe de musique répétitive Urban Sax, avant d'accoster au Japon avec Takemitsu (parfaitement interprété par Marie-Françoise Bucquet), etc.
Ce kaléidoscope trop contrasté, dont chaque fragment était fort intéressant en lui-même, détruisait un peu les capacités de concentration de l'auditeur. Ce n'était certes pas des conditions idéales pour entrer dans la grande méditation sur la paix de Shânti, renvoyée à une heure avancée de la nuit, bien qu'elle fût précédée par un agréable dîner indien et un concert excellent, équilibré et éblouissant de l'Orchestre philharmonique de Lorraine, toujours sous la direction de Michel Tabachnik.
La création de Gaku-no-Michi (commande du ministère de la culture et de la fondation Gulbenkian) bénéficiait cependant de conditions meilleures, toute la soirée de dimanche lui étant consacrée. Cette grande œuvre électro-acoustique de plus de deux heures, réalisée dans les studios de la radio japonaise, est plus abstraite encore que Shânti. Pendant dix minutes à peine, on contemple un paysage sonore de Tokyo, bruits et sons captés dans des magasins, des autobus, le métro, une gare, bruits affairés, sonnettes, voix, dominés par de très beaux sons de cloches, dans un tempo assez calme. Ce paysage sonore nullement tragique et obsédant, peu à peu se fond dans l'abstrait.
La méditation ne se nourrit plus alors que de la variation infinie de ces vibrations sonores, évoluant sans cesse à travers ses textures électroniques toujours renouvelées, qui montent, planent, se croisent, luttent d'intensité, et disparaissent lentement derrière de nouvelles figures, le plus souvent semblables à des ronflements de moteurs au spectre sonore plus ou moins chargé.
Peu d'événements en tout cela: parfois un conflit dramatique, parfois des bruits plus caractéristiques, comme un feu qui crépite ou un vol d'hélicoptère, parfois un retour vers quelques allusions explicites, tels ces rythmes de cloches graves, pleins de majesté, qui ramènent de grandes rumeurs, comme de mystérieuses verrières, et concluent la première partie sur une sorte de cérémonial très impressionnant. Ou bien, ces voix immobilisées montant imperceptiblement en glissando, au début de la seconde partie, qui cèdent la place à une gigantesque variation d'un quart d'heure sur des sons d'octave qui se déforment et se reforment à travers toute l'échelle sonore, point culminant de l'œuvre.
On retrouvera vers la fin d'admirables sonorités de cloches, aux figures rythmiques très belles mêlées aux bruits étonnants des sandales de bois des prêtres dans un temple de Kyoto.
Mais une telle œuvre ne se décrit guère. On imagine cependant le talent d'Eloy capable de soutenir l'intérêt et d'aiguiser l'attente, tout au long d'un processus sonore aussi radical et austère, même si la durée en semble excessive, au moins dans une salle peu confortable.
"Dans notre métier (d'organiste), disait Jehan Alain, gare à l'extase facile !" Avec une demi-heure de moins, Gaku-no-Michi ne perdrait sans doute rien de "l'envoûtement très progressif, de l'immersion dans une durée illimitée" qui est, pour Eloy, l'une des conditions de "la voie de la musique vers la connaissance".

JACQUES LONCHAMPT
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L'HUMANITE
Mardi 11 Juillet 1978
La ville contre la méditation
Jean-Claude Éloy propose un univers musical
pas seulement sonore

Ce fut l'évènement des Rencontres: deux journées offertes à Jean-Claude Eloy (né en 1938), un large panorama des œuvres et des idées du marginal de la musique contemporaine française, qui s'est exilé dans les studios de Cologne et Tokyo et ne dissimule pas ses griefs à l'égard des institutions françaises. Disons très simplement que J.-C. Eloy est peut être (avec toutes les réserves d'usage) le seul musicien français de sa génération à proposer un univers musical, et non pas seulement sonore, "autre". Cet "ailleurs", qui pourrait apparaître comme la musique profonde des années 70…
Parti avec "Equivalences" (1963) des positions post-sérielles de l'école Boulez, Eloy ressentait déjà que la musique n'était autre qu'organisation du temps, l'écriture des durées: ces valeurs horizontales pouvant l'emporter sur l'écriture harmonique et le contrepoint, c'est-à-dire les valeurs verticales qui font la loi de la musique occidentale jusqu à nos jours.
Prenant conscience de 1966 à 1970, particulièrement par ses travaux à Berkeley en Californie, des immenses possibilités qu'offre l'exploration des musiques dites "orientales" et surtout de leur totale immersion dans la perception du temps, il y trouvait des affinités avec ses propres exigences d'écriture, son goût pour les grandes ondes sonores glissant les unes sur les autres, se fractionnant, se développant en rubans infinis. Sans pause ni silence.

Grain sonore
Avec la découverte des infinies possibilités de la technique électro-acoustique et des analogies de structure profondes entre les matériaux électroniques et l'écriture acoustique de ses partitions orchestrales, Eloy parvient aux deux chefs d'œuvre du genre: "Shânti" (1974 à Royan), manifestement inspiré des modes de l'Inde, et "Gaku-No-Michi", créé à La Rochelle dimanche soir.
Cette dernière partition, d'une maîtrise profonde dans le déroulement d'immenses anneaux de musique, d'une qualité plastique et d'une imagination sonore encore inconnues dans l'électro-acoustique, venait, devant une poignée de fidèles, en conclusion des deux journées très remplies qui avaient développé les affinités d'Eloy: avec les musiciens de l'Inde (admirable concert des frères Dagar) et avec les musiques répétitives occidentales comme l'ensemble des 30 saxophonistes "Urban-Sax", un continuum sonore surgi de toute part, et dont on pourra juger des sonorités inouïes à la fête de "l'Humanité".
"GAKU-NO-MICHI" ("la voie des sons et de la musique") est divisé en deux parties:
"TOKYO" (49 minutes) est sans doute la plus tourmentée et éclatée musique qu'on connaisse d'Eloy: tous les bruits de la ville de Tokyo, métro-usines, rues, etc. combinés aux bruits et chants des cérémonies traditionnelles du Japon, concourent à une matière sonore profondément originale où l'on perçoit la violence exercée par la ville sur l'esprit de méditation. L'œuvre glisse à la fin vers une synthèse des deux types de son, vers unes sublimation abstraite de la ville dans la musique.
"FUSHIKI" (76 minutes) ("vers ce qui n est pas connaissable") présente par contre cette immobilité de la contemplation intérieure avec des sons issus des bruits du théâtre Gagaku, des cris du Nô, des claquements des sandales des prêtres. Le tout très élaboré jusqu'à en être méconnaissable, mais possédant un "grain" sonore très original, tout comme ces cloches tibétaines totalement fabriquées électroniquement, plus envoûtantes que les vraies, qui accompagnent l'immense tenue de la fin de l'œuvre en un mouvement tournant, hypnotique jusqu'à ce que les échos en résonnent longtemps encore après la fin de l'œuvre.
La nuit qui mit deux heures à descendre à travers les verrières de la salle des sports donnait l'échelle métronomique de cette partition d'une autre dimension, comme un chef d'orchestre à la battue immense.

JEAN-LOUIS MARTINOTY
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LE MATIN DE PARIS
12 Juillet 1978
Une œuvre qui dépasse la mesure

Le Festival de La Rochelle a pris fin sur deux belles journées consacrées au compositeur Jean-Claude EIoy (samedi et dimanche derniers). Rien n'est plus passionnant qu'un cheminement de cet ordre autour d'une personnalité, de sa création et des choix qu'il propose. Bien des événements musicaux vécus au cours de ces rencontres musicales prenaient là tout leur sens, ainsi de la présence des musiques traditionnelles de l'Inde, comme des œuvres du compositeur japonais, Toru Takemitsu.
C'est au Japon, en effet, et avec les Japonais que Jean-Claude Eloy a travaillé à sa dernière œuvre électro-acoustique, présentée pour la première fois dans le dernier "moment" des Rencontres de La Rochelle. Jean-Claude Eloy a une pensée militante qui préside à sa création: celle de libérer la durée. Toutes ses dernières œuvres le laissaient déjà prévoir, Shânti, ou Fluctuante Immuable notamment, qu'on a pu réentendre au cours de ces journées. Gaku-No-Michi atteint à ce but. L'œuvre, à partir d'un matériel sonore d'une très grande beauté (sons concrets et sons électroniques), engendre son propre temps. Peut-on, dès lors, parler de longueur (deux heures !), c'est si simplement un temps autre que Jean-Claude Eloy nous donne à comprendre comme il vit, et au cours duquel la perception s'affine, l'abstraction se fait de plus en plus grande. Au terme de la trajectoire, les sons concrets ont ainsi totalement disparu !
Dans les choix de Jean-Claude Eloy, il faut retenir les pièces pour piano de Takemitsu, si bien défendues par Marie-Françoise Bucquet, qui témoignent de la subtilité de l'univers intérieur du compositeur; et les sonorités merveilleuses de tous les saxophones que font sonner les trente jeunes gens du groupe Urban Sax. Mais c'est aussi la présence de l'Inde qui aura marqué ces rencontres. Une autre manière également de vivre la durée ! Qu'il s'agisse de suivre Kalyani Roy au sitar ou le chanteur Pandit Jasraj ou les frères Dagar, c'est chaque fois la même émotion (une superbe représentation des musiques de l'Inde du Nord). Ici, le terme "rencontre" prend tout son sens: la durée liée à la musique, le geste si important lié au sens caché de la phrase musicale... et pour le public passionnément intéressé de La Rochelle la rencontre à un très grand niveau de qualité du monde inconnu de l'Extrême-Orient.
Une dernière mention pour ces Rencontres: la présence aussi trépidante que musicale de Katia et Marielle Labèque, qui, de jour et de nuit, étaient de toutes les fêtes; et la venue de l'Orchestre philharmonique de Lorraine, dirigé par Michel Tabachnik qui, de Mahler à Stravinski, à Eloy ou Takemitsu a prouvé qu'il pouvait tout aborder. Un orchestre en progrès continu... les Lorrains ont bien de la chance !

BRIGITTE MASSIN
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LE NOUVEL OBSERVATEUR
Lundi 17 juillet 1978
MUSIQUE
Vent d'est à La Rochelle
Quand la musique s'enrichit d'un certain regard sur l'Orient quotidien

La disparition du festival de Royan n'a pas simplifié la vie musicale en Charente-Maritime. Les Sixièmes Rencontres internationales d'Art contemporain de La Rochelle, à dominantes indienne et japonaise, se déroulent aux mêmes dates que le Septième Festival international de Saintes, à constante espagnole: en tout, une trentaine de manifestations par jour deux semaines durant. Il est vrai que chacune de ces institutions a, en principe, sa spécialité. Mais, en Aunis, on voudrait que les Rencontres puissent venir en aboutissement d'une action permanente prise sur le modèle de Saintes (et c'est d'ailleurs pourquoi la Maison de la Culture de La Rochelle boycotte cette année les Rencontres). Et, en Saintonge, où l'on rêve de la polyvalence et des audaces rochelaises, les programmes quittent souvent la musique ancienne pour le théâtre (avec Peter Brook, notamment) et pour la musique contemporaine (avec Luis de Pablo, Cristobal Halffter, Maurice Ohana, surtout). Que dire, en effet, d'une "Journée Ohana", à Saintes, qui tombe en même temps qu'une "Journée Eloy", à La Rochelle ! Quand la rivalité séculaire entre le nord et le sud du département entraîne ce genre d'aberration, il est temps de tout repenser. Les élus des deux villes en sont tombés d'accord.
En attendant, un long vent d'est a soufflé sur les musiques des Rencontres. Il y a longtemps, en France, qu'on n'avait entendu un si grand nombre de musiciens indiens de cette qualité. En particulier, le pandit Jasraj et les nouveaux frères Dagar, chanteurs de haute tradition, nous rappellent fort opportunément qu'en Inde comme ailleurs, l'art de référence, l'art suprême, c'est toujours celui de la voix.
On sait, depuis "Kâmakalâ", pour chœurs et orchestre (1971), et depuis "Shânti", pour bande magnétique (1974), que Jean-Claude Eloy est l'un des plus sérieux, des plus authentiques parmi les créateurs qui ont ressenti l'impérieux besoin de relativiser l'Occident. Son "pèlerinage aux sources", son "retour à l'évidence", s'est d'abord accompli en Inde. Il y a puisé surtout ce sens du temps libéré par quoi il peut renouer enfin avec la grande forme. Suivant un peu l'exemple de Karlheinz Stockhausen, il passe maintenant de l'Inde au Japon et nous donne, avec "Gaku-no-Michi" (littéralement : " les Voies de la musique "), une nouvelle et gigantesque fresque électro-acoustique de deux heures d'horloge, pleine d'un Japon quotidien ou rituel, actuel ou millénaire, dont on sent bien qu'il le comprend dans les profondeurs et l'aime d'amour vrai.
Mais, cette fois, c'est moins une longue et imprécise méditation sonore qu'une vision en perpétuel développement, un "film sans images", confesse-t-il. Cette attitude, qui refuse la pure combinaison des sons pour eux-mêmes, est aussi - mais avec des résultats différents - celle d'un Luc Ferrari ou celle d'un François-Bernard Mâche. Il est clair que la génération arrivée aujourd'hui à la maturité de la quarantaine jette un regard plus net, plus droit, plus humain sur le monde.
En tout cas, on peut constater que, au feu de ses expériences récentes, Jean-Claude Eloy ne craint pas de se refaire toute une généalogie. Bartok, Mahler, le Webern adolescent de "Sommerwind", le Boulez abstrait des "Structures", Varèse le prophète, Takemitsu le poète des paysages mouillés et même le groupe répétitif Urban Sax et ses vingt-cinq saxophones de toutes les tailles... il y a là, effectivement, des tendresses sinon des parentés qu'il est sympathique d'avouer. On préférera toujours un musicien qui dit ce qu'il aime à un musicien qui clame ce qu'il n'aime pas.
Une fois encore, l'Orchestre philharmonique de Lorraine a triomphé de toutes les difficultés. Michel Tabachnik en fait un instrument non seulement docile et précis mais engagé, ardent à faire chanter les sonorités inouïes. C'est rare et beau.

MAURICE FLEURET
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TÉLÉRAMA
LE MONDE DE LA MUSIQUE
Janvier 1979 n° 7
Pour Eloy salle Wagram apportez vos coussins

ELOY l'apatride. Eloy, quarante ans. espoir confirmé (et au-delà !) de la jeune musique française. Eloy toujours entre deux succès, entre deux pays, entre deux avions. Eloy exigeant, râleur, prêt à claquer les portes, pas resigné, malgré les apparences, à jouer les perpétuels exilés. Après le Conservatoire, après Darmstadt, après les cours de Boulez à Bâle, il lance un "J'accuse" mémorable dont tremblent encore les institutions nationales: non, la création musicale, en France, n'est ni aidée ni viable.
Depuis. il a bourlingué. Inde. Japon. Chine. Indonésie. Brésil... un grand voyage dans des Orients sonores. Il prône - tout un programme - un "internatio-nalisme systématique" dont se ressentaient déjà des oeuvres comme Equivalences (1963) et Kâmakalâ (1971). Dans les cénacles et les festivals d'avant-garde, certains voudraient bien nous le ramener plus longtemps, lui qui ne reste que le temps d'une création, d'une "journée", d'une "carte blanche". Il ne dit pas non. Il n'y met pas les formes. Il déplore à haute voix la concentration galopante des pouvoirs culturels: tous les équipements dans le même panier, tous les chercheurs dans la même tour d'ivoire... suivez son regard. Le pire, c'est qu'il n'a peut-être pas tort, qu'il sait ce dont il parle. Les méfaits de la bureaucratie hexagonale, il les a mesurés à ses dépens.
En 1972, dans les studios de Cologne, il travaille à Shânti et réalise cent trente-cinq minutes de "musique de méditation" pour bande magnétique quatre pistes, sa première oeuvre électroacoustique. A leur tour, les Japonais l'hébergent. A Tokyo, il compose Gaku-No-Michi, gigantesque traversée - plus de trois heures et demi - des sons concrets jusqu'à leurs dérivés abstraits, et retour. Il se résigne à des durées plus occidentales pour honorer une commande de l'Orchestre de Paris... qui massacre la création de Fluctuante-Immuable. A nouveau, il enrage. L'oeuvre enregistrée a décidément ses vertus.
Les bandes magnétiques, c'est immuable, c'est léger, ça se transporte dans une valise : ses musiques dans sa musette, Eloy joue les Woody Guthrie de l'électroacoustique. Il propose aux Goethe Instituts, aux universités, ses services de compositeur aux idées larges et à la parole facile. Ces institutions internationales sautent sur l'occasion. Leurs antennes le promènent de Sao Paulo à Djakarta et de Bandung à Rio de Janeiro. Partout, il constate la même soif de s'initier et d'entendre. Partout. les débats sont interminables. Quatre cent cinquante Chinois de Hong Kong découvrent grâce à lui et Shânti une langue musicale totalement étrangère. Tous ne désertent pas. Beaucoup veulent en savoir plus. En deux jours, à Bandung, deux mille étudiants entendent ses musiques. Finalement, c'est plus facile qu'à Ivry et qu'à Saint-Étienne.
Eloy est revenu de là-bas la tête pleine de souvenirs, plutôt optimiste. Et il le prouve. Avec la collaboration du Festival d'automne (qui, pour lui, fait une rallonge à ses programmes), il loue pour un soir la salle Wagram et balance aux oreilles d'un public totalement hypothétique cette grande brassée de sons et d'impressions japonaises que sont les deux parties enchaînées de Gaku-No-Michi (1). L'occa-sion de suivre des "voies de la musique" (c'est le sens du titre) qui sont "les voies de la conscience à travers les sons".
"J'espère ainsi rencontrer un public neuf dit Eloy. Il nous faut neuf mille francs de recettes pour recouvrir l'essentiel des frais. Ça représente un bon paquet d'entrées payantes ! Mais que les gens le sachent bien: si l'acoustique de la salle Wagram est excellente, nous n'avons pas les moyens de la rendre confortable. Que chacun apporte son coussin !"
Il dit aussi : "Je ne peux plus faire de la musique sans y intégrer ce que le fais, ce que je vois, ce que je vis, les objets, les couleurs, les formes." Comment s'étonner qu'un musicien de cette nature dépasse les limites calibrées de l'oeuvre occidentale et mobilise pour lui seul des soirées entières ? Car son style, c'est "l'opéra: des matières sonores organisées à partir d'un scénario dramatique et visuel".
Bientôt. il perfectionnera son art lyrique : il y ajoutera un décor, des lumières, des instrumentistes-acteurs. Bientôt. il inventera, en plus, ses images. Mais où ?

ANNE REY

(1) 11 janvier, salle Wagram, 20 h.
L'enregistrement de "Shânti" vient de paraître sur
Erato STU 71 205/6.
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LE MATIN DE PARIS
13 Janvier 1979
SALLE WAGRAM
Gaku-No-Michi
de Jean-Claude Eloy

Par terre, des gens roulés dans des duvets ou des couvertures; d'autres, sagement assis sur des chaises. Où sommes-nous ? Dans une salle d'attente, une nuit de grève de chemin de fer, dans une salle de transit pour réfugiés ? Plus simplement à Paris, jeudi soir, salle Wagram, pour le concert exceptionnel proposé par Jean-Claude Eloy. Une seule œuvre électroacoustique au programme, mais elle dure quatre heures !Il a fallu le dévouement de quelques amis pour que le compositeur prenne le risque de ce rassemblement. Le récent Festival d'automne se serait pourtant grandement honoré d'accueillir officiellement ce concert dans le cadre de ses manifestations, d'autant plus que l'œuvre présentée par Jean-Claude Eloy est, dans sa genèse, intimement mêlée au Japon, un des thèmes du dernier festival.
J'avais déjà entendu Gaku-No-Michi (les Voies de la musique) dans une première version aux dernières Rencontres de La Rochelle. Et, curieusement, l'œuvre, avec une heure et demie de plus, m'a paru plus brève. "Rien d'étonnant, dit Jean-Claude Eloy, c'est qu'elle doit entraîner une autre perception de la durée."
Jean-Claude Eloy ne joue pas la facilité, il ne choisit pas d'accumuler les matériaux dans un dessein démonstratif ou illustratif. Au contraire, bien que très riche en fait, sa trame sonore pourrait paraître étale, pauvre de moyens. Sa recherche se situe essentiellement au niveau des timbres, toujours très beaux, qu'ils soient obtenus et travaillés à partir de sons concrets ou de sons électroniques, et au niveau de l'articulation de la forme dans son rapport avec le matériau. D'où le lent déplacement des événements sonores, les larges plages où s'enrichit et se développe le matériau proposé. Ainsi l'œuvre engendre peu à peu, dans le déroulement de ses quatre épisodes successifs, cette nouvelle approche du phénomène sonore qui vise davantage à faire atteindre, dans cette nouvelle perception de la durée, à une connaissance de soi-même qu'à la jouissance d'un univers sonore fabuleux et éclaté.

BRIGITTE MASSIN
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LE MONDE
14 et 15 Janvier 1979
"GAKU NO MICHI", de Jean-Claude Eloy

Gaku-no-michi, l'oeuvre concrète et électronique de Jean-Claude Eloy, durait deux heures lors de la création mondiale aux Rencontres de La Rochelle (le Monde du 11 juillet 1978) ; elle a duré trois heures et quarante et une minutes pour la nouvelle audition, jeudi, salle Wagram.
Le titre japonais signifie "les voies de la musique". A partir d'un paysage concret, des bruits de Tokyo déjà assez brouillés ("la voie des sons quotidiens"), on s'enfonce "du concret à l'abstrait", puis "vers ce qui n'est pas connaissable" ("la voie des sons de méditation"), dans "le flot incessant de toutes les choses", c'est ensuite "la voie des métamophoses du sens", qui aboutit à "la voie du sens au-delà des métamorphoees" et à "un son de prolongation" immobile, éternisé pendant un quart d'heure.
Ces indications ne sont que des points de repère, d'ailleurs assez flous, à travers un voyage sonore au coeur de l'abstrait qui voudrait être une expérience spirituelle de type oriental, moins explicite cependant que Shânti, qui était une situation contemplative de la paix intérieure. Il s'agit ici "d'accéder par le pouvoir des sons à des expériences de la perception situées hors du commun, nous invitant à élargir la conscienoe que nous avons des choses comme de nous-mêmes".
Jean-Claude Eloy est parvenu à une sorte de dilatation du temps: on écoute ces quelque quatre heures de musique sans éprouver plus de difficultés d'attention et d'inconfort physique que pour les deux heures de la version précédente, comme un espace sonore sans limite, ouvert, mais aussi sans nécessitté absolue. Passées les dix premières minutes du "film" sur Tokyo, les sons n'ont plus guère d'origine identifiable, et l'on suit très bien ces vastes textures électroniques qui se déploient à loisir, s'engendrent les unes les autres, melodies et polyphonies, comme des ronflements de moteur aux vibrations, aux ampleurs, aux intensités, aux spectres harmoniques souvent très différents, qui s'entrecroisent dans des phases de tension, et de détente rarement dramatiques, le plus souvent contemplatives et majestueuses.
Des voix d'enfants et de femmes, une brève évocation d'Hiroshima, quelques psalmodies de moines bouddhiques et le bruit de leurs sandales de bois, des volées de cloches fantômes viennent parfois décorer ou ponctuer le temps, lui donner une signification religieuse.
Eloy, comme Stockhausen, Pierre Henry ou François Bayle, a certainement inventé une forme de grande variation capable de quadriller le champ illimité de la musique électronique. Mais à la fois on est captivé et on reste à demi incrédule.

JACQUES LONCHAMPT
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MIDI TV LOISIRS
1980
J.-C. ELOY
GAKU-NO-MICHI
"Les voies de la musique"

On débattra longtemps encore de la légitimité musicale de l'électronique. Entre les convaincus (Marcel Landowski ne l'utilise-t-il pas ?) et les détracteurs, qui, refusant leur temps, n'ont de regard et d'oreille que pour les moyens et les styles du passé, le fossé n'est pas près de se combler. Il est pourtant de bon sens d'accepter l'évidence d'un art utilisant, à l'exclusion de tous autres, les moyens de son époque. D'accepter celle de deux procédures -aux chemins parallèles, l'une privilégiant les moyens de toujours et l'autre délibérément tournée vers l'avenir. Et attendre que le chef-d'œuvre surgisse un jour de la manipulation sonore des électrons.
Sous l'égide des Affaires Culturelles, de la fondation de la S.A.C.E.M. et en collaboration avec Radio-France, l'éditeur Adès vient de graver l'œuvre électronique et concrète la plus récente de Jean-Claude Eloy (1). Il y a moins de deux ans, à propos de la publication de Shânti par Erato, j'ai présenté ce musicien (né en 1938), brillant et multiple lauréat du Conservatoire National de Paris, qui, à partir de la rencontre qu'il fit, en 1970, de musiciens et penseurs asiatiques, délaissa les voies du sérialisme dans lesquelles l'enseignement de Boulez l'avait fourvoyé. Dès lors, l'investigation des univers religieux et musicaux de l'Asie, confrontés avec la pensée et le "modus" orientaux, l'infléchit vers l'utilisation de l'électronique dont il faut bien dire qu'elle représente un univers aux possibilités prodigieuses.


Rumeurs de la ville
Gaku-No-Michi est le nouveau parcours que nous propose Jean-Claude Eloy. Il faut s'y laisser introduire avec une totale disponibilité de l'oreille et de l'esprit. Gaku-no-Michi veut dire "Les Voies de la Musique". Nous y engage la rumeur multiforme et lointaine, étonnamment fluide, de l'immense métropole japonaise (Tokyo) qui happe les lambeaux de paroles, plus insaisissables que les citations de Shri Aurobindo ou de Mao dans l'œuvre précédente Shânti, et que strient de larges orbes (trajets de la circulation urbaine, voyages de particules cosmiques ?). Peu à peu les trames sonores de la métropolis estompent leurs identités sans les perdre totalement, se transmutent en une vaste cosmogonie dont les éléments, poussières sonores, fragments de cloches des temples de Kyoto, de tambours et de gongs, appartiennent toujours à l'univers concret et terrestre.
Peu à peu, du monde sonore encore reconnaissable de la cité humaine, de la "Voie des sons quotidiens", sommes-nous conduits à ce que Jean-Claude Eloy appelle "la connaissance essentielle". C'est la "Voie des sons de méditation" (Fushiki-é) qui, située au niveau de l'électronique pure, n'est pas sans rappeler celle de Messiaen. Ce voyage sonore rappelle les formes obsédantes - vastes spirales diffractées puis épousées puis à nouveau diffractées en un jeu insatiable d'états alternés d'angoisse et d'extase - qui peuplent le sommeil de l'opéré soumis aux barbituriques.
La Voie des sons de méditation est la partie la plus longue de l'œuvre. Évoluant dans un univers de timbres très différent de "Tokyo", les matériaux sonores très abstraits comportent des éléments concrets empruntés aux musiques traditionnelles, aux bruits du théâtre Nô, aux musiques boudhiques. Les parties "Contemplation" (véritable point d'orgue électronique) et "flot incessant de toutes les choses" ne sont pas reproduites dans l'enregistrement.

Réminiscence
Des hautes sphères de la méditation-contemplation, Jean-Claude Eloy nous ramène au monde terrestre mais dans l'état des "réminiscences" (événements commémorant chaque année l'apocalypse d'Hiroshima, hymne national japonais). Cette partie sensibilise à la dualité d'angoisse, de joies, que les lambeaux de la mémoire imposent.
Jean-Claude Eloy a contracté Gaku-no-Michi qui, au concert, dure cinq heures (seul un public asiatique pour qui le temps n'a pas la même dimension peut le "recevoir") en deux heures d'enregistrement qui respectent un grand équilibre entre les sons concrets et les sons abstraits. Le Son d'introduction (Pachinko) ne figure pas; quand au "son de prolongation" (Han) qui permet à l'auditeur de se détacher progressivement de l'action sonore, il n'excède pas deux minutes dans l'enregistrement.
Réalisé dans les studios de la Radio de Tokyo il y a deux ans, Gaku-No-Michi est un hommage à la philosophie Zen et à la mystique boudhique. Cette symphonie électronique, qui par sa dimension de l'infini évoque notre grégorien, vise à rejoindre le pouvoir des sons de la musique orientale conduisant à la connaissance-illumination. Il faut y entrer comme on entre en célébration car il s'agit bien d'une cathédrale où, par les moyens du futur, nous rejoignons une culture et une pensée millénaires. Gaku-no-Michi est une œuvre - peut être un chef-d'œuvre ? - qui éclaire notre temps.

R.-A. LACASSAGNE

(1) 2 Adès 21005
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LE MONDE
Mardi 8 Janvier 1980
"GAKU-NO-MICHI", de Jean-Claude Eloy
Les voies de la musique

La musique contemporaine la plus récente ne peut guère être écoutée que lors d'auditions fugitives dans des concerts spécialisés. L'engouement des maisons de disques, il y a une dizaine d'années, a rapidement disparu devant la faiblesse des ventes. On se réjouira donc que les disques Adès, sous l'égide du ministère de la culture et de la fondatian SACEM pour la communication musicale, en collaboration avec Radio-France, aient eu le courage de graver une des oeuvres importantes de ces dernières années, "Gaku-no-Michi", de Jean-Claude Eloy, qui permettra de scruter cet univers musical assez extraordinaire.
Pour ceux qui connaissent les productions électroniques de Stockhausen, Pierre Henry, Berio ou François Bayle, l'oeuvre d'Eloy s'inscrit dans une ligne déjà très fréquentée ; mais pour ceux qui l'aborderont sans préparation, elle posera à nouveau la question fondamentale : qu'est-ce que la musique? Cette attaque puissante, cette rumeur lointaine des bruits de Tokyo, cette trame dense où s'accrochent des vestiges de paroles inaudibles, ces longues courbes de météorites sifflants, est-ce que cela mérite qu'on reste près de deux heures immobile en face de ses hauts-parleurs? (Encore le disque a-t-il dû abréger, pour des raisons économiques, une partition qui peut durer jusqu'à cinq heures, plus que "Parsifal").
L'auditeur de bonne foi devra persévérer et il se rendra sans doute compte rapidement que cet univers, fait apparemment de bruits, est d'une richesse captivante, que le temps passe très vite, et qu'une conscience musicale, une logique intuitive, sont à l'oeuvre de bout en bout.
Poursuivons donc notre écoute: les échos de Tokyo deviennent de plus en plus méconnaissables, se fondent dans une grande trame qui évolue lentement. Des événements abstraits émaillent le discours, comme des échos de trompe grave, des traînées crépitantes, des sons grinçants et âpres, des démarrages de moteurs. La musique évolue sans cesse, tantôt en une poussière de sons multiples, tantôt en un conglomérat d'éléments fondus d'une grande densité expressive, tantôt en des concerts lointains de cloches graves, balayées par une sorte de vent violent ou majestueux.
"Gaku-no-Michi" signifie "les voies de la musique" et, pour Eloy, cette première partie est celle "des sons quotidiens, du concret à l'abstrait", une "transsubstantiation-oubli" qui, du monde sonore environnant, nous mène a une "connaissance essentielle" par la méditation, l'immersion dans les sons. Baignés par la musique, menés par Eloy, comme Dante par Virgile, nous arriverons peut-être à lire à travers le son quelque chose de nous-même et de l'univers ; n'est-ce pas la définition de toute musique?
Voyons rapidement les autres moments de cette musique, à la lettre indescriptible : "la voie des sons de méditation" est un voyage à travers des octaves graves où s'élève une longue spirale électronique d'une belle couleur irisée, qui se diffracte ensuite en lignes divergentes pour rejoindre une sorte de grand accord, un moment fixe, qui, à son tour, évolue et se charge d'autres événements colorés aboutissant à d'autres masses ou regroupements de sons, comme des étapes d'une contemplation qui dérivent les unes des autres, s'immobilisent quelque temps et reprennent leur marche par d'autres chemins.
Tantôt calmes, tantôt mouvementées, unifiées ou riches en particules sonores indépendantes d'allures très différentes, passant de profondeurs cathédralesques à des scintillements inouis ou à des percussions violentes, ces respirations musicales conduisent à une sorte d'intemporalité voisine de l'"extase".
La dernière partie, "Réminiscence, la voie du sens, au-delà des métaphoses", ramène peu à peu à une sorte de conscience dramatique du monde; des conflits, toujours abstraits, aboutissent à de grandes structures harmonieuses; des motifs déchirants sont intégrés à de vastes synthèses; l'hymne national japonais se déploie lentement sur de sourdes explosions à travers cette grande vision calme et grave qui enfin s'immobilise sur un long accord intemporel.
Dans cette réduction opérée pour le disque, Jean-Claude Eloy a délibérément exclu les éléments les plus concrets, les plus reconnaissables, comme pour signifier que l'essentiel est au coeur des sons. De cet hommage assez secret au Japon, à la philosophie zen, au mysticisme bouddhique, il a fait une grande symphonie, digne de l'Occident, dont les immenses architectures abstraites rejoignent cependant le principe qui inspire la musique orientale: celui du "pouvoir des sons" qui mènent à la connaissance, voire à l'illumination.

JACQUES LONCHAMPT.

* Deux disques Adès, 21 005. La précédente oeuvre d'électronique d'Eloy, Shânti, a été publiée l'an passé par Erato (deux disques, STU 71205/206).
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NRC HANDELSBLAD
(Pays-bas)
Mardi 21 octobre 1980
Eloy prend tous les risques
avec Gaku-No-Michi

Concert: Gaku-No-Michi (Les Voies de la Musique) 1977 – 1978, film sans images pour sons électroniques et concrets de Jean-Claude Eloy, réalisé au studio pour la musique électronique de la radio japonaise NHK à Tokyo. Premier concert électronique dans la série de la Fondation Combinatie van Utrechtse Muziekbelangen, lundi soir dans la Geertekerk.

Par ERNST VERMEULEN

UTRECHT, 21 oct. – La fondation Eduard van Beinum à Breukelen a organisé ces jours-ci un atelier de composition internationale (le 21 novembre, KRO sur Hilversum 4 en fera une présentation), auquel le compositeur français Jean-Claude Eloy a été convié dimanche dernier pour une présentation de clôture sur le thème "The perception of time in Eastern and Western music: an introduction to his recent work Gaku-No-Michi" ("La perception du temps dans la musique de l'Orient et de l'Occident: une introduction à son œuvre récente Gaku-no-Michi").
Il s’agit de plus de quatre heures de musique sur bande, montée comme un film sans images, un travail fantastique reproduisant en effet entièrement la sensation du temps. Nous sommes allés l’écouter. Le souvenir de Shanti y incitait sans peine. Cette oeuvre (Shanti) a été réalisée en 1972 / 1974 à Cologne. C’est une composition monumentale qui a également été présentée, sous les auspices de la fondation, dans la Geertekerk, à Utrecht, en 1978.
Il est certain qu’Eloy connaît le sujet. Il est né en 1938, a étudié avec Milhaud et Boulez, mais est davantage influencé par Messiaen - la partie centrale de Gaku-no-Michi en est un exemple flagrant ! Il a enseigné dans les années soixante à Berkeley – ce qui s’entend dans Shanti - , où il s’est ouvert pour la première fois entièrement à l’esthétique orientale d’une façon générale, et au passage du temps en particulier. Il travaille actuellement à Paris, et a réalisé l’été dernier au Studio de Sonologie d’Utrecht une composition pour percussions, synthétiseur et bandes. Il travaille à un ouvrage intitulé Musique hors frontières.

Gaku-No-Michi évolue sous forme de spirale pour atteindre un climax puis en retire le fragment suivant. L’œuvre se compose de quatre parties: après une introduction, suit la partie Tokyo (sons de l’environnement quotidien, sous forme de métamorphoses de sons allant du concret reconnaissables pour passer vers l'abstrait musical), puis une seconde partie, la plus longue, intitulée Fushiki-e (un défrichage de "ce qui n'est pas connaissable", la voie des sons de méditation, qui se développe en sens inverse, de l’abstrait vers le concret), aboutissant à une contemplation statique qui peut être prolongée à volonté.

Café
Le compositeur nous a ensuite autorisés à aller prendre un café, pour entendre ensuite : Banbutsu-no-Ryudo (le flux de toutes les choses, du concret vers le concret dans un sens aliénant, l’accent étant mis sur la contradiction dont sont porteurs les objets sonores - un débat purement politique peut ainsi devenir un vrombissement d’insectes aux riches sonorités), et pour finir Kaiso, qui comprend des réminiscences des parties précédentes et va de l’abstrait vers l’abstrait, par les voies qui pénètrent nos émotions au-delà des métamorphoses. Cette quatrième partie évoque par ailleurs le drame d’Hiroshima.
Tout ceci a l’air fantastique et c’est bien le cas. Hélas, toutes les promesses ne sont pas tenues. Il y a aussi des fragments sans grande signification, beaucoup trop statiques: une pause sans tension. C’est le risque de ce type de composition où aucun fragment n’a de sens, tout étant passé dans les grandes lignes.
Le matériel concret est toutefois très habité. Des sons de cloches descendants peuvent par exemple être remplacés par une belle voix de femme déclamant, suivie de prières: ceci rappelle la langue de Berio. Eloy est tout de même moins raffiné, moins articulé, plus large et dans un sens bien trop européen pour s’approcher réellement des images raffinées asiatiques d’un point de vue mental.
Il manque donc une synthèse. Eloy propose un commentaire, mais sans se fondre dans l’esthétique orientale. Sa tentative osée à la Mahler mérite tout notre respect. Eloy est un personnage hors du commun qui ose prendre tous les risques. Dommage que plusieurs n’aient pas supporté certaines longueurs, car le bruit des chaises sur le carrelage du Geertekerk allait mal avec l’atmosphère. Or l’atmosphère est indispensable à Eloy.

(traduit du Néerlandais)
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UNO MÁS UNO
(Mexico-city)
21 Août 1981
Eloy : "La musique: un conflit entre Orient et Occident".
Le compositeur donnera une conférence ce soir à l’UNAM

de PATRICIA CARDONA

Considéré comme le plus indépendant des compositeurs français de la seconde moitié du XXe siècle, Jean-Claude Eloy définit l’approche du public par rapport à sa musique comme un contact "psychophysique acoustique", alors que, selon lui, l’expérience ressentie par l’auditeur à l’écoute de la musique contemporaine a jusqu’alors été essentiellement cérébrale. Ce soir, à 20 heures, à la Salle Carlos Chávez du Centre Culturel Universitaire, le maestro parlera de l’architecture du temps musical dans son œuvre, lors d’une conférence intitulée "Unidirectionnalité – Multidirectionnalité: les limites entre l’Asie et l’Occident".
Convaincu de l’influence de la musique sur l’état psychique et neurologique de l’homme, Jean-Claude Eloy approfondira la question de la nature et des effets de la musique rituelle secrète s’inscrivant dans son travail de création et d’interprétation des relations entre les cultures d’Orient et d’Occident.
"L’informatique, déclare Eloy, a permis à la musique de passer à une étape post-alphabétisée" marquée par un caractère plus direct, et plus organisée, qui la distingue de l’ancienne tradition occidentale. Le compositeur a pu approcher l’univers primitif à travers la musique électronique. Celle du Tibet, par exemple, représente un point de contact entre l’approche musicale la plus avancée dans ce genre et la tendance ancestrale de l’homme à communiquer organiquement avec les sons.
Eloy dirigera un atelier organisé par la Compañía Musical de Repertorio Nuevo, du 24 au 29 août, dont le thème sera "la pratique de la musique électronique". Les expériences du compositeur dans ce domaine ont été acquises dans les plus grands centres d’Allemagne et du Japon et sur le système informatique musical UPIC au CEMAMu de Paris.
En outre, ce contact étroit avec la musique orientale, qui s’est déjà transformé, dans le cadre de la composition, en "une seconde nature", l’a amené à définir l’avenir de la musique comme un conflit à résoudre à partir des influences culturelles. Le mélange de cultures sera à l’origine d’un nouveau projet; il s’agira d’une rencontre entre le passé et le présent, entre l’Orient et l’Occident. "A cet égard, notre génération se trouve dans une période de transition difficile. Nous sommes les porteurs d’une tradition et dans le même temps les créateurs des futures approches", commente-t-il.
Il indique que cette musique doit encore entrer dans une phase de stabilité qui sera perçue, dans l’histoire de la musique, comme une autre étape classique dans l’évolution naturelle de ce genre. Non seulement Eloy connaît les méthodes classiques de conservatoire ainsi que les techniques de laboratoire, mais il est également reconnu comme un expert de la musique traditionnelle indienne et japonaise.
"La maîtrise du matériel sonore est une condition préalable au développement d’une structure théorique", indique le compositeur. "L’évolution rapide de la musique électronique a été marquée par une succession de phases caractérisées par des métamorphoses radicales dans la gestion du son", explique Eloy, qui a été, pendant quelques années, professeur de composition à l’Université de Berkeley.
La durée de l’œuvre "Gaku no Michi" (quatre heures) a été, selon Eloy, déterminée par l’instinct, par la maturation de sa relation psychique avec la musique. Son processus créatif a une origine objective.
"Un public suffisamment ouvert, qui se laisse emporter par la musique, se trouvera face au son comme face à un film sans image visuelle", commente-t-il.
Se déclarant en faveur de l’individualité dans la création musicale, il ne croit pas en la musique collective. Eloy condamne à l’échec toutes les organisations musicales dirigées par un compositeur et il ajoute : "Si nous continuons à tout centraliser au sein de l’IRCAM, que dirige Pierre Boulez, la musique contemporaine française n’existera plus d’ici les trente prochaines années".

(traduit du Mexicain)
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10e anniversaire
"Festival d'Automne à Paris, 1972-1982"
(éditions "Temps Actuels")
JEAN-CLAUDE ELOY
Une voie de la connaissance

Par JEAN-PIERRE LÉONARDINI

Il est du petit nombre qui ne regarde pas l'Orient comme étant encore la route des épices (en témoigne son étude pénétrante, qu'on lira plus loin). Tout en intégrant l'acquis pratique et théorique du sérialisme intégral, Jean-Claude Eloy s'est attaché à un véritable métissage des musiques. Son oeuvre prend figure d'un entretien ininterrompu entre l'ailleurs et l'hier, l'ici et l'aujourd'hui. Dans Shânti, par exemple, au programme du Festival en 1974, les sons et les textes en jeu procèdent d'une véritable jouissance dialectique, elle-même engendrant une durée autonome où les révélations abondent pour qui veut entendre. Dans Shânti, Mao Tsé Toung et Shri Aurobindo se télescopent, le "son de méditation" succède au cri, le tout fondu dans une même vaste respiration. "Shânti -, dit Eloy - c'est tout un tissu d'éléments qui s'entrecroisent, s'opposent et se complètent en évoluant du son le plus "abstrait" jusqu'au maté-riel "brut'' réaliste. Mais c'est aussi l'hypothèse d'un son jamais entendu. S'identifier au son, se perdre en lui. Intégrer dans ce son toutes les forces implosives de la conscience, en ne faisant qu'un avec sa pulsation multiple, intérieure et sereine." On ne s'étonnera pas que dans une lettre à l'auteur de Shânti - pari prométhéen par le truchement de l'électronique - Karlheinz Stockhausen ait recommandé, quant à la diffusion en public : "Il faut fermer les yeux et écouter... A mon avis, dans cette oeuvre-là, les yeux n'ont besoin de rien." Quoi de plus juste ? Ici le rêveur éveillé doit s'ouvrir, par l'ouïe, au tumulte d'un combat sans merci contre l'entropie sonore à l'échelle du monde.
Gaku-no-Michi (les voies de la musique), avec sons électroniques et concrets, constitue une autre expérience au-delà du concert. Elle a lieu le 11 janvier 1979, salle Wagram, en collaboration avec le Festival d'Automne. L'oeuvre se compose de quatre parties. La première, "Tokyo", prend sa source dans les bruits de la ville, sons quotidiens hissés, en spirale, du concret à l'abstrait. "Fushiki-e" fait appel à des matériaux en majorité abstraits (électroniquement produits dès leur origine) incorporant, à la limite de l'identification, des éléments du Gagaku, du Nô, des chants religieux Shômyo... Cela s'arrête sur un "son d'immobilisation", comme un "immense point d'orgue". Le troisième mouvement, "Banbutsu-no-ryudo" manipule des sons concrets - discours politiques, chant nationaliste des pilotes de combat, annonces commerciales de télévision, bambou creux frappant une pierre - de telle sorte qu'ils changent de sens ("les discours politiques violents deviennent insectes dans la nature"). "Kaiso", enfin, condense le souvenir des trois mouvements et s'achève en un "lamento". L'hymne national japonais, filtré, embrumé, referme 1'oeuvre.
Gaku-no-Michi, en quatre heures, suggère (n'impose pas) une invitation au "voyage" philosophique sur une construction sonore sans fin dérivée qui engage l'auditeur, dans ses fibres mêmes, sur ce qu'il faut bien nommer une voie de la connaissance.

Jean-Pierre Léonardini
Festival d'Automne à Paris
1982
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NEUE ZEITSCHRIFT FÜR MUSIK
23 Janvier 1992
Voix solistes de moines bouddhistes
Les "Inventionen" berlinoises présentent
l'électronique d'Eloy et l'art du violon de Cage


Il ne faut pas manquer d’imagination ("Inventionen") pour organiser un Festival de Musique Nouvelle sous ce nom avec cette fois encore quelques quarante propositions pour cette dixième année de jubilée à Berlin. Cela vaut pour les têtes pensantes. Et il est recommandé aux spectateurs des concerts de s’armer de temps libre. En effet, quelques concerts sont entièrement consacrés à un seul compositeur et pour certains d’entre eux, c’est juste une oeuvre ou un groupement d’oeuvres qui couvre la soirée entière; l’attention retombe relativement facilement et l’on se penche avec délice en arrière pour expérimenter quelque chose qui tient de la pensée culinaire, tout du moins méditative. En effet, le but actuel de la Musique Nouvelle n’est plus seulement – et ne devrait plus seulement être – de choquer, d’insécuriser, de secouer, même si ces fonctions lui sont restées.

Son dans l'espace sous un ciel étoilé
Dans les fauteuils moelleux du grand planétarium Zeiss déjà mis à plusieurs reprises à disposition des contemporains depuis les biennales, entre autres sur l’initiative de la musicologue Gisela Wicke, due au fait qu’il présente des conditions techniques idéales, avec une véritable écoute spatialisée, il est même possible de pencher la tête en arrière (depuis que, dernière nouveauté, l’Atelier de Berlin - Werkstatt Berlin - l’a associé au ciel étoilé du planétarium). Les sons vous y entraînent d’ailleurs et l’oeuvre dure quatre heures non stop si vous en avez la patience.
Le Français Jean-Claude Eloy (né en 1938), élève de Milhaud, puis de Boulez à la Master Class de l'Académie de musique de Bâle, n’a eu de cesse de retourner au Japon depuis 1976. Il séjourne actuellement à Berlin où il est l’invité du Service d’Echange Universitaire Allemand (Deutscher Akademischer Austauschdienst) et on l’a donc dûment pris en considération. Ce Service d’Echange a été, avec son Berliner Künstlerprogramm, le véritable instigateur du festival. Nous pourrons écouter le 7 février les "Libérations" d’Eloy (1989-91) et entendre le compositeur en personne lors d’une conférence donnée le 30 janvier. Cent minutes d’"Anâhata III" ont d’ores et déjà été présentées lors d’un spectacle de musique électronique en direct [...] …………. […] J’ai écouté l’oeuvre suivante : "Gaku-no-Michi", de 240 minutes.

Il y a juste un son provenant d’une bande magnétique: électronique mais aussi très musique concrète. Le tout se fond en une unité qui suscite l’intérêt, captive, encourage le plaisir. On entend le bruit d’un aérodrome et les annonces prononcées dans des moyens de transports locaux, des cloches et des clochettes, des instruments du théâtre Nô. Le son croît, décroît, s’accorde, calme extraordinairement. On commence même à se sentir un peu asiatique... Un autre concert, donné dans la salle Otto Braun de la Westberliner Staatsbibliothek, est lui aussi consacré à un seul compositeur – et l’effet recueilli est le même malgré toute la différence de style. John Cage, le vieux maître de quatre-vingt ans auquel quatre programmes ont été consacrés cette année, a été représenté en solo pendant une soirée entière avec ses "Freeman Etudes" pour violon. Soit au total deux cent trente morceaux composés entre 1977 et 1980.
Cage, un "Neutöner", un créateur de sons nouveaux. Certainement. Mais ici, il semble vraiment classique. […] ………………… […] Et une telle oeuvre de vieillesse permet aux plus néophytes de prendre plaisir à la Musique Nouvelle. Du reste, Cage était déjà invité à Berlin en 1972 par le Service d’Echange et il a donc pris part aux premières "Inventionen".

WERNER SCHÖNSEE

(traduit de l’Allemand)
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LE MONDE DE LA MUSIQUE
n° 18 - Décembre 1979
LES ENTRETIENS DU MONDE DE LA MUSIQUE
JEAN-CLAUDE ELOY
TOKYO VILLE ORCHESTRE

Jean-Claude Eloy, compositeur
Chris Marker, cinéaste

Vous roulez Yamaha, vous êtes à l'heure Seiko, vous écoutez Sony, vous êtes déjà Japonais. Juste retour: l'Orient lointain profite de nos vices de consommateurs. Et le commerce des idées ? Là, c'est toujours le blocus ! L'Europe, qui a construit des fortins culturels dans le monde entier, n'a toujours aucune envie de se frotter sérieusement aux savoirs étrangers. Le Japon, en musique, qu'est-ce que c'est ? Jean-Claude Eloy est allé y vivre. Il est le seul compositeur français de sa génération - il a quarante et un ans - a avoir constamment cherché à connaître les grandes traditions musicales d'Orient, et le seul qui ait su en tirer des leçons. C'est à Tokyo que Chris Marker l'a rencontré. Il l'a interrogé sur sa façon de voir le Japon, sur ses contacts avec la vie quotidienne, avec les sons japonais et sur les chemins qu'il invente pour les conduire dans sa propre musique.

J.C.E. : - On ne peut plus considérer les compositeurs japonais comme des sous-produits de l'Europe. Je ne dis pas que la situation ici, au Japon, est idéale, ni qu'on déborde de puissance créatrice. Ce serait exagéré, mais je dis qu'il y a actuellement une évolution dans toute l'Asie vers une indépendance vis-à-vis du modèle européen: les vieux compositeurs japonais avaient tous l'œil fixé sur Paris ou sur Berlin. Les jeunes, eux, redécouvrent leur passé, leur culture. Non pas à la manière des Soviétiques qui ont pris une position théorique et ont déclaré un beau jour : "Nous devons puiser dans les racines du folklore national". Non. Ils le font naturellement.
Au Japon, il n'y a pas une musique, mais des musiques. Ici, c'est la ville au monde où il y a le plus de musiques différentes à la fois. Dans la vie quotidienne, on entend une quantité invraisemblable de musiques d'ambiance. On bute sur des haut-parleurs partout, dans les rues, sur les plages, devant les lacs...
C.M. : - Pourquoi cette fuite devant le silence, qui a toujours été si important dans le monde asiatique ?
- Je ne sais pas, je constate. Ce sont des phénomènes qui dépassent de loin la conscience esthétique de l'individu. Mais derrière, on trouve, évidemment, des considérations commerciales.
- Avez-vous découvert des sons japonais ou aviez-vous déjà une idée de ce que vous cherchiez en venant ?
- Je connaissais assez bien la culture japonaise musicale par le disque. Mais je n'avais pas l'oreille formée aux bruits de la rue. C'est très vivant, ce concert de haut-parleurs ! Et il y a aussi les voix, les cris. Tout cela finit par créer un paysage sonore urbain fascinant.
À Paris, on voit encore le Japon à travers les kimonos et Madame Butterfly... Et ce qui m'exaspère le plus, c'est d'entendre accuser "d'exotisme" ceux qui s'intéressent aux cultures traditionnelles d'Asie ou pire, ceux qui, comme Takemitsu, réintègrent leur propre culture dans leur œuvre.
Il y a des ponts étonnants et les musiciens contemporains, ici, cultivent les vieilles traditions sans exotisme ni contradiction. Prenez un instrument comme le shakuhachi, qui est une flûte célèbre. Quand on le compare à l'électro-acoustique, on pense que c'est deux mondes qui n'ont rien à se dire. Ce qui est intéressant, c'est de voir que, au-delà d'un éloignement apparent, le shakuhachi par les moyens naturels du souffle humain dans un bambou est capable de produire des phénomènes acoustiques très complexes par la différenciation des souffles, des modes d'attaque et de jeu. Depuis très longtemps, la musique japonaise a été habituée à cultiver le corps acoustique dans sa beauté. Dans le théâtre Nô, la percussion est incorporée, le cri est incorporé. La musique savante occidentale, elle, a rejeté la percussion et le cri parce qu'ils sont des corps acoustiques trop complexes pour entrer dans la relation ponctuelle de la polyphonie. Toute cette complexité acoustique de la musique traditionnelle japonaise trouve un écho dans la musique contemporaine.


Après un kabuki
on passe à Tchaïkovski
Pour un compositeur japonais, tenter de créer un passage entre sa propre pratique et la tradition de son pays est une attitude vraiment naturelle. Ça se fait tous les jours dans la rue, à la télé ou à la radio. Vous tournez le bouton et vous tombez sur un kabuki (1) ou sur une voix qui chante un minyô (2) avec des vibrations étranges, et si vous passez sur une station à côté, vous tombez sur un Tchaïkovsky électronisé !
Quand je suis venu ici la première fois, j'étais supposé faire une réalisation dans un studio électronique. C'était presque une "commande", mais j'avais plaisir à travailler au Japon. Évidemment, j'ai essayé d'ouvrir mes yeux et mes oreilles. Le bruit de la ville m'a semblé tellement fort, tellement présent, que je n'ai pas pu résister au plaisir d'enregistrer. Progressivement, je me suis dit : pourquoi pas ? C'est un matériau, même si ce n'est pas moi qui l'ai inventé. Et j'ai eu comme première source, cette vie urbaine japonaise. Puis je suis allé à Kyoto, j'ai écouté le shômyô (3), j'ai assisté à des cérémonies traditionnelles, dont la cérémonie de l'eau et du feu qui a lieu chaque année en mars, et dure douze jours. J'ai suivi la dernière nuit. Tout ce que j'entendais était tellement plus beau que ce que je connaissais par les disques ! Finalement, ces matériaux se sont intégrés dans le travail que j'étais en train de faire, et ont suggéré, par leur présence, des développements nouveaux dans les circuits électroniques que je composais chaque jour. Et je peux dire que cette œuvre - Gaku no michi - est liée à ma découverte du Japon. Chaque chose que l'on fait, finalement, à une période de sa propre activité créatrice, est reliée à tout ce qui l'entoure.
- Oui, encore qu'il y ait une tradition de l'œuvre solitaire où tout se passe dans la tête du musicien...
- Oui, je sais. Mais ça, c'est la musique abstraite, c'est l'écriture, n'est-ce pas ? En électro-acoustique, on n'embraye pas sur les mêmes choses, et je pense que c'est ce qui nous a rapproché des cinéastes. On évolue dans les sons de la vie et de la réalité qu'ignorait la musique d'écriture traditionnelle.
Lorsque j'utilise les bruits de la rue, je ne pense pas du tout faire entrer l'anecdote dans l'œuvre, mais plutôt jouer sur les significations des choses. Par exemple, ici, il y a des sons très caractéristiques: ce sont les discours politiques. Chacun vient faire son discours avec des haut-parleurs sur une place, ça résonne très fort; le style du japonais, c'est assez dur comme ton. J'en ai enregistré un certain nombre. J'ai employé ces matériaux qui, par la magie des circuits électroniques, se sont métamorphosés. Un discours nationaliste s'est transformé en bruits d'insectes. Il y avait aussi un petit bout de chant nationaliste qu'on entend souvent, un chant des pilotes de combat, que j'ai traité uniquement électroniquement et qui est devenu une immense plage très ralentie, du plus grand calme, de la plus grande paix. On a ainsi des pouvoirs de métamorphoses. C'est un jeu assez amusant pour un musicien d'avoir ainsi une emprise sur la réalité.
- En admettant que vous ayez toutes les facilités techniques, que voudriez-vous faire ?
- J'ai très envie de travailler avec des instrumentistes japonais; ils sont extraordinaires. J'aimerais faire des œuvres "mixtes", c'est-à-dire pour solistes et électro-acoustique. Dans ce domaine, tous les rêves sont réalisables, les sons sont sans limite.
Je voudrais aussi travailler en direction de l'opéra, mais en reprenant complètement la situation du spectacle, en y intégrant la vidéo ou le cinéma, par exemple. Toute mon évolution depuis quelques années me conduit à l'opéra. Parce qu'il y a une dramaturgie dans les sons: le matériau abstrait électronique et le matériau concret pris dans la vie sont comme deux pôles qui s'opposent, qui s'affrontent et forment implicitement une situation dramatique. Il n'y a qu'à les verbaliser.

Des discours
transformés en insectes
- Et vous avez déjà entrepris quelque chose ?
- J'ai pensé à beaucoup de choses, mais je préfère garder le silence là-dessus. De toute façon, vous pouvez très bien avoir votre utopie, mais vous ne pouvez envisager de la transformer, en réalité que le jour où vous sentez que vous allez disposer de moyens. Actuellement, je n'en suis pas là.
- Dans un opéra, vous resteriez un musicien français ?
- C'est 1'un de mes problèmes et je ne l'ai pas résolu. Je ne peux pas imaginer un truc purement français... ça m'énerverait... je trouverais ça ridicule... non, ça n'irait pas. Un texte d'opéra, en général, n'est pas vraiment compréhensible. J'envisage plutôt un texte multilingue...
- Une œuvre musicale multilingue, donc multiculturelle, s'adressant à un public dont les curiosités devront être multipIes, vous n'avez pas l'impression de travailler pour une société qui n'existe pas ?
- Eh bien, oui... très bien... tant mieux ! Il en a toujours été ainsi de la création, et il n'y a rien à faire.
- Vous parliez tout à l'heure du pouvoir de métamorphose du compositeur. Ne pensez-vous pas que l'écriture musicale contemporaine cherche à retrouver une fonction fondamentale de la musique ?
- Oui, vous touchez du doigt quelque chose d'essentiel. Quand je fais de la musique, quand j'en écoute, c'est pour moi une action importante et grave. Or, il y a une fonction de la musique, très ancienne, qui est celle du divertissement: hélas, elle est souvent devenue prétexte à glorification d'un chef d'orchestre, d'une chanteuse, d'un violoniste... Le public décerne ses prix, personne ne peut vraiment être affecté en profondeur, on se divertit. Aucune dimension spirituelle... Je n'ose pas prononcer ce mot. Les gens, d'habitude, sautent en l'air et me collent une soutane de curé.
Non. Je pense simplement qu'à travers la musique, il y a une communication qui s'établit. Quand je fais un concert d'électronique, on me dit souvent que ce n'est pas vivant, que ma présence n'est pas nécessaire. Si je n'étais pas là, je vous jure que ce qu'on entendrait ne ressemblerait en rien à l'original. Je passe des heures à mettre au point une installation avant un concert.
L'électronique permet de faire entrer la musique là où elle ne pourrait jamais aller. J'ai donné des concerts en plein cœur de l'Indonésie à Bandoung devant des auditoires de jeunes qui n'avaient jamais rien entendu de pareil. J'ai discuté pendant deux ou trois heures avec eux: entre eux et moi, il y avait bel et bien communication. J'étais heureux de rencontrer d'autres gens, d'être confronté à d'autres réactions.
- Vous n'auriez pas un contact identique avec un public européen ?
- Non, et à Paris moins qu'ailleurs. Le public parisien est complètement cuit, mort. Il a tout vu, tout entendu.
- Le concert n'est peut-être plus adapté à ce genre de musique ?
- Oui, bien sûr, c'est ce qu'on dit tous, mais malheureusement, il n'y a pas de solution pratique. C'est horrible, le monde de la musique; c'est un monde absolument destructeur, négatif au dernier degré, petit... Il y a d'abord cette toute petite surface de public, tellement petite, tellement ridicule; évidemment, tout le monde convoite les mêmes deux cents, trois cents auditeurs... Ensuite, la musique en France est devenue complètement étatisée et ultra-centralisée. Il n'y a plus de points d'éclosion. Paris. Paris. Paris. C'est l'histoire qui est à remettre en cause...
- Pourtant, il y a les festivals...
- Non, ils n'arrivent pas à opérer une décentralisation. Regardez l'échec de La Rochelle, récemment. Dans les derniers temps, il y avait cinquante personnes dans les concerts; les gens du coin s'en désintéressent. Il faut reconnaître que les compositeurs, sur cette question, ne sont pas tous tellement innocents. Et il faut dire la vérité: certaines œuvres contemporaines sont tellement emmerdantes qu'il y a de quoi dégoûter l'auditeur. Des abstractions prétentieuses et fumeuses qui n'adhèrent à aucune espèce de réalité sonore. Il n'y a aucune communication qui s'établit et finalement on se coupe des gens.
- La télévision, la radio ne pourraient-elles aider à préparer le public ?
- Oui, évidemment. Ici aussi, les compositeurs japonais vivent marginalement. Les bons compositeurs, j'entends. Eux aussi en souffrent. Les esprits sont tellement sous la pression des clichés des médias qu'ils deviennent stéréotypés sur toutes choses. C'est peut-être encore plus dur de faire pénétrer une idée nouvelle dans des esprits comme ceux-là. Mais, d'un autre côté, les compositeurs vivent tous grâce à la télévision et au cinéma. On leur demande de la musique commerciale. Takemitsu a fait cinquante musiques de films !
- Est-ce que dans ce cas-là, il leur arrive de s'exprimer dans leur propre langage, ou considèrent-ils qu'il n'est pas accessible aux masses ?
- Ils font des concessions, de toute évidence, mais qui ne sont pas trop abusives. Ils essayent quand même de faire quelque chose de différent de "l'industrie des clichés". Tandis qu'en France, à ma connaissance, les compositeurs dits sérieux ou un peu intéressants sont complètement coupés de toute création commerciale. Les musiques commerciales sont faites par des spécialistes. C'est très malsain comme système.
- Le système japonais est positif dans la mesure où il aide les compositeurs à vivre, mais il n'aide pas leur musique véritable à se diffuser. Et il y a une espèce de fatalité: la même technologie d'un côté leur donne des instruments pour élargir leur langage musical, de l'autre, elle leur ferme les voies d'accès à l'art public.
- Oui, oui, c'est une spirale... Mais je pense que tout ça n'a pas dit son dernier mot. Les télévisions existent depuis quand ? Trente ans ? Ce n'est rien.
- Ce n'est rien, sauf que, sur cette petite distance, on a l'impression que ça va plutôt en s'aggravant ! La télévision japonaise est pire maintenant que la dernière fois que je suis venu !
- C'est possible ! C'est très bizarre. Regardez une chaîne comme NHK: elle diffuse des programmes culturels très intéressants, des cours de langues, des cours de musique... J'ai vu des leçons de piano très bien faites, en pleine soirée, à une heure de grande écoute.
- Elles sont regardées ?
- Je ne connais pas les statistiques. Mais ça doit être comme un peu partout: le film de samouraï, à la même heure, doit avoir une plus grande audience... Mais ces émissions existent et c'est déjà une raison pour ne pas dire que la spirale s'enfonce obligatoirement vers le néant. Certaines réactions montrent que le mouvement pourrait être complètement inversé.
J'ai demandé à un jeune compositeur japonais : "Où voyez-vous votre avenir ?" Il m'a répondu : "A la radio ou à la télévision, parce qu'il n'y a que dans les médias qu'un compositeur peut s'exprimer".
- Vous reconnaissez que la musique contemporaine, un peu partout, est dans une situation marginale. Finalement, ce qui lui manque à cette musique, ce serait presque d'être le support d'une religion: avoir ses temples, ses célébrants et par conséquent les moyens de se faire entendre.
- C'est très cruel, ce que vous dites là.
- Pas du tout ! Mais la religion, dans le mauvais sens du terme, n'a peut-être suscité que des approches encore insuffisantes de quelque chose de plus profondément nécessaire à la respiration humaine. Il existe certainement d'autres voies.
- Oui, certainement. C'est là qu'on rejoint la métaphysique, après tout. L'interrogation de l'homme sur le pourquoi des choses, le pourquoi de son existence et de l'univers dans lequel il se trouve, c'est au fond celle de tout scientifique, c'est celle de l'homme qui cherche avec des radio-télescopes à percer les limites de l'univers. Pour savoir finalement... quoi ? Les religions ont toujours tenté de donner une réponse. Supprimer les religions ne supprime pas les questions, ni la métaphysique.
Ce n'est pas pour rien qu'on a tous tendance aujourd'hui - et moi en particulier - a être passionnés par les musiques dites magiques. Celle des moines tibétains, par exemple. Effectivement, c'est une musique plus que religieuse. C'est une musique de magie et les moines sont des magiciens du son. Ils estiment que le son a un pouvoir. Ils font sortir ces sons de leur voix, mais ce n'est pas uniquement pour faire le célébrant; ils sont persuadés que les vibrations agissent sur les choses.
Je sais, il y a autour de ça beaucoup de légendes. Il n'empêche que ces choses sont réelles. La musique magique existe, en Afrique, en Amérique latine, partout. Et n'est-ce pas depuis toujours le désir le plus profond du musicien que de détenir des pouvoirs ?

Propos recueillis par CHRIS MARKER

(1) Première forme populaire du théâtre japonais, mêlant le chant, la danse et le jeu.
(2) Terme général pour désigner le chant populaire.
(3) Chant bouddhique.

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